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L'Homme dans la mégalopole

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Introduction

Depuis l'Antiquité grecque, la façon dont les hommes ont pensé et construit la ville(la polis) est indissociablement liée à leur façon de penser le monde (en grec le cosmos, terme désignant l'Univers avec une connotation méliorative: l'idée d'un "tout harmonieux") et aussi de se penser dans le monde. Chez les Grecs, la cité est une représentation, à l'échelle humaine, du cosmos.

L'objet de cet essai n'est pas une approche diachronique. Nous nous bornerons ici à une étude synchronique permettant la mise en perspective de la ville moderne à travers les images diverses et complexes qu'en donne la littérature. L'écrivain contemporain continue en effet à percevoir la mégalopole comme le reflet mais aussi l'amplificateur de la façon dont l'Homme se situe dans le monde.

Il est nécessaire de préciser que l'on donnera, dans le cadre de ce propos, au terme mégalopole son sens étymologique : la ville dont la démesure même fait qu'elle n'est plus à taille humaine.

La littérature contemporaine va offrir de la mégalopole une image complexe qui synthétise et amplifie la perception parfois diffuse qu'en ont ses habitants. En ce sens, l'écrivain devient visionnaire, et sa démarche est à la fois de type poétique, heuristique, herméneutique et métaphysique.

Les tours des cités américaines comme New York ont inspiré à de nombreux auteurs des pages inoubliables dans lesquelles une dialectique subtile se fait jour : entre fascination et répulsion, les images de la mégalopole éclatent en facettes changeantes.

Quelques aspects positifs de la ville moderne : un lieu fascinant, hymne vivant à la modernité et à la grandeur des réalisations humaines.

L'intérêt de l'artiste pour la ville, en tant qu'objet digne de représentation en art, est un phénomène récent. Sans méconnaître l'existence de quelques précurseurs, force est de constater que c'est au XIX° siècle (et le phénomène se poursuivra et s'amplifiera au siècle suivant) qu'une esthétique du paysage urbain se dessine vraiment.

Texte de SARTRE dans Situations III.

Texte d'APOLLINAIRE dans Alcools

Texte de CAMUS dans Carnets

Texte de Jean-Louis CURTIS dans Un miroir le long du chemin.

Texte de Christiane ROCHEFORT dans Les petits Enfants du Siècle.

Les aspects positifs de la mégalopole ne sauraient toutefois éclipser ses aspects négatifs; La fascination céde alors la place à la répulsion. Passé le premier émerveillement, la mégalopole révèle qu'elle est un lieu aseptisé, ce que le poète africain Léopold Sédar Senghor a parfaitement transcrit dans Ethiopiques.

La verticalité des grandes villes américaines est ce qui est le plus propre à stupéfier mais aussi à inquiéter les Européens.

Texte de Céline dans Voyage au bout de la nuit.

La mégalopole est ce lieu où les matériaux de la modernité sont employés : le verre, l'acier, le béton.

Texte de John Dos PASSOS, Manhattan transfer.

Texte de Le CLEZIO, Le Livre des Fuites.

La mégalopole est l'endroit où se manifeste l'hybris de l'Homme. Certains donnent l'impression (l'illusion ?) que la ville est capable de résister à tout et qui sait devenir éternelle. Elle incarne alors le rêve de l'Homme : imprimer sa marque de façon durable voire indélébile afin de faire échec au temps destructeur.

La mégalopole est donc le lieu où se manifeste l'hybris de l'Homme qui rêve d'égaler les dieux (ou Dieu) et le gratte-ciel devient ainsi le symbole de sa folle démesure.

Tour de Babel moderne, la ville en érection est un nouveau défi lancé à Dieu.

=> Mort de la ville: la nécropole

Ce désir d'immortaliser l'homme à travers sa création, la Ville, dont il est le Créateur, se révèle en définitive peut-être vain. La genèse de la ville ne signifie nullement pérennité et les atteintes à la ville (accidentelles ou criminelles) amènent à penser qu'elle aussi retournera à la poussière, au néant. L'Homme n'est pas Dieu et la permanence de la création humaine est pour le moins problématique.

Texte de John Dos PASSOS dans Manhattan Transfer, 1925.

La mégalopole risque même à tout instant de se transformer en nécropole, comme le montre ce passage tiré des Carnets d'Albert CAMUS.

L'image de la nécropole se retrouve également chez LE CLEZIO dans son ouvrage intitulé Ariane.

Texte de Le CLEZIO

=> La termitière humaine

Lieu de l'anonymat, sorte de gigantesque termitière, on y voit les hommes s'agiter de façon insensée, inutile, totalement désordonnée.

Texte de Louis-Ferdinand CELINE dans Voyage au bout de la nuit.

Quand on regarde ce spectacle de haut, en plongée, on perçoit un pullulement désordonné et une agression incessante due aux bruits, aux odeurs, à la lumière aveuglante, à la saleté.

Texte de Franz KAFKA dans Amerika.

=> Les monades humaines

Les habitants de la ville ne sont plus des individus et paradoxalement, ce lieu surpeuplé devient un lieu d'infinie solitude. Les êtres humains, accablés par une fatalité intérieure à l'Homme, deviennent des monades et sont condamnés à la solitude existentielle, à l'incommunicabilité. Dans la ville moderne, ils sont confrontés au non sens de l'existence et un puissant sentiment de l'Absurde les habite les mine.

Texte d'André MALRAUX dans La Condition humaine.

=>Du géocentrisme à l'héliocentrisme

Cette façon moderne de se penser dans la mégalopole est l'héritage direct, aussi curieux que cela puisse paraître, d'une nouvelle vision du monde qui naît à la Renaissance et ne cesse ensuite de se répandre. La Genèse, premier livre de l'Ancien Testament, imposait une conception géocentrique qui faisait de la Terre le centre de l'univers.

Cette représentation du monde était confortable dans la mesure où Dieu était la réponse nécessaire et suffisante aux interrogations métaphysiques de l'Homme quant au SENS ( direction / signification) de la vie , de SA vie, aux questions eschatologiques qu'il était amené à se poser.

Avec COPERNIC puis GALILEE, cette représentation du monde s'effondre et l'héliocentrisme détrône, non sans mal ni sans réactions violentes de l'Eglise, le Géocentrisme.

Nicolas COPERNIC : (1473 - 1543) fait du Soleil le centre du monde; la Terre tourne autour de lui en une année, et sur elle-même en 24 heures. Astronome polonais, il ne réussit pas à faire admettre ses idées à ses contemporains. Il est l'auteur des Révolutions des orbes célestes et le père de l'héliocentrisme. Il est à l'origine de ce que l'on nommera la révolution copernicienne.

Galileo GALILEE : (1564 - 1642) confirme par ses expériences la validité du système de COPERNIC et étudie la chute des corps. Il découvrit certains satellites de Jupiter. Il fit entrer l'astronomie dans le cadre de la physique mathématique. Il dut subir les affres d'un procès intenté contre lui par le SAINT-OFFICE. Il fut condamné le 22 juin 1633 pour hérésie et l'inquisition l'obligea à se rétracter publiquement. Jusqu'à sa mort, il ne connaîtra plus que des résidences surveillées.

Faire de la Terre une planète quelconque, grain de sable insignifiant au sein de l'univers, c'était par là - même excentrer, décentrer l'Homme et le rejeter dans un questionnement métaphysique qui l'amena à se demander : Que suis-je ? Quel est le sens de la vie ?

Très vite, au XIX°, puis au XX° siècle, les philosophies vont poser les bases de ce qui deviendra le concept du tragique de la condition humaine. Avec Nietszche (1844 - 1900), Schopenhauer (1788 - 1860), Sartre (1905 - 1980), la "mort de Dieu", l'Absurde, l'incommunicabilité, le non sens de la vie, vont rendre problématique le sens de l'existence humaine.

L'être tragique ainsi défini est celui qui est écrasé par la fatalité, qui tente de s'insurger et qui finalement se retrouve vaincu.

Excentré, l'Homme est une poussière insignifiante sur une planète elle-même insignifiante. André MALRAUX va même jusqu'à citer dans la Condition humaine une pensée chinoise qui fait de l'Homme "la vermine de la Terre".

=> La ville labyrinthe

Erreur, anomalie monstrueuse, l'Homme est confronté à un univers suprêmement indifférent à son devenir; il erre sans fin dans le labyrinthe de la ville moderne, cherchant désespérément un centre qui toujours se dérobe.

Texte de Michel BUTOR dans L'Emploi du Temps.

De création, orgueil de l'Homme, la ville moderne devient uns créature monstrueuse qui se retourne contre son créateur. Nous avons évoqué plus haut l'hybris de l'Homme. Or l'hybris est la faute tragique par excellence, punie de mort le plus souvent.

Texte de Michel BUTOR dans L'Emploi du Temps.

La ville moderne se transforme en labyrinthe où l'Homme va errer, interminablement, comme un âme en peine.

Texte de Michel BUTOR dans L'Emploi du Temps.

Texte de John Dos PASSOS dans Manhattan transfer.

Dans la mégalopole, l'Homme est dépossédé de son humanité.

Texte de Michel BUTOR dans L'Emploi du Temps.

Ce n'est pas par hasard si SARTRE dans Huis clos représente l'Enfer comme un hôtel immense aux couloirs identiques, à l'infini. Où trouve-t-on des hôtels, si ce n'est dans les villes?

On comprend mieux pourquoi John Dos PASSOS a opté dans son roman intitulé Manhattan transfer pour une écriture éclatée, discontinue, écriture de la rupture, qui fait passer de façon abrupte d'un personnage à un autre et d'un endroit à un autre de Manhattan, seul moyen de tenter de saisir, de rendre compte de la complexité, de la dimension tentaculaire de la mégalopole.

=> La ville moderne: un enfer sur Terre

Avec la ville moderne, l'homme est enfin parvenu à recréer l'enfer sur Terre et, condamné à demeurer englué dans le monde immanent, il rêve d'une évasion, d'une transcendance qui lui sont désormais interdites. La mégalopole devient le lieu de la damnation éternelle.

Texte de François NOURISSIER dans La Crève.

=>La mégalopole est le lieu où l'on continue d'adorer le Veau d'Or. La mégalopole américaine est à l'image de la société capitaliste, tout entière tournée vers l'adoration d'un nouveau dieu : le DOLLAR.

Texte de Louis-Ferdinand CELINE dans Voyage au bout de la nuit

Conclusion

En définitive, la ville moderne focalise les rêveries, les fantasmes de son créateur. Elle a investi les mythes les plus profondément ancrés dans l'imaginaire collectif et en a réactualisé certains. Elle n'est pas qu'un simple décor, une toile de fond permettant de mettre en valeur l'Homme. Elle est aussi une force agissante qui réactive sans cesse une mythologie du monde moderne. Prométhée, Dédale, le père des architectes, Icare, la Tour de Babel, tous ces mythes sont transfondus dans un syncrétisme qui leur donne une force d'évocation encore plus vive.

Reste à s'interroger sur la pérennité de la mégalopole tant sur le plan économique, géographique, politique que sur celui, tout aussi important, de l'imaginaire. A l'aube du XXI° siècle, la disparition de la séparation traditionnelle ville / campagne, l'extension des no man's land à la périphérie des villes, l'extinction de ce qu'Emile VERHAEREN appelait déjà Les Campagnes Hallucinées, la naissance de conurbations , vont sans doute modifier sensiblement la façon dont l'Homme donne sens à son existence.

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