Enfin, vers neuf heures, la vision sublime et trop familière (C'est le malheur du cinéma, d'avoir tué la magie de la découverte), le jeu de construction pour Atlantes, posé sur l'eau. Formalités d'immigration. J'attends mon tour deux bonnes heures mais, ce tour venu, pas de tracasseries, pas de questions, mes papiers examinés en deux minutes. [ ... ] Un Noir arrête un taxi pour moi. Tous les taxis sont de même modèle, somptueux, peints en jaune ou vert. La rue où nous nous engageons est une faille entre deux hautes murailles. Saleté considérable. Ça ressemble à Londres jusqu'à vingt mètres au-dessus du sol. Au-delà de vingt mètres, ça ne ressemble à rien de connu, qu'aux images de film (encore). Je note que le chauffeur de taxi m'a demandé : « Where we going, Mac ? » (Où allons-nous, Arthur ?) Nous traversons un brasier grésillant, c'est Time Square. Je me sens déjà chez moi. [...] New York. Ciel d'un bleu éclatant, chaleur humide, atmosphère semi-coloniale. Les hommes se baladent nonchalamment, en bras de chemise pour la plupart. Certaines avenues, presque vides de voitures. On me dit que c'est toujours ainsi en août et septembre. Sur le plan horizontal, la ville est d'une monotonie absolue. Verticalement, elle est prodigieuse de variété et de beauté, Trois types de gratte-ciel : ceux d'avant la Grande Guerre, qui ressemblent à des tours gothiques devenues folles, ceux des années trente (Rockefeller Center), massifs et austères, la majesté du béton armé. Ceux de maintenant, les plus beaux, légers parallélogrammes de verre et d'aluminium, posés sur des parterres de gazon. Les reflets sur ces surfaces polies en font de merveilleux tableaux abstraits. L'impression d'étrangeté qu'on a ici provient, je crois, de l'absence d'un carrefour, d'un rond-point, d'une place. Ces rues et ces avenues sans fin dispersent hommes et machines et ne les concentrent nulle part, pas même à Time Square. On ne sait pas où s'arrêter, où se poser, se reposer. Il n'y a que les bars et les drug-stores. Jean-Louis CURTIS, Un miroir le long du chemin, 1969. Jean-Louis CURTIS est le pseudonyme de Louis LAFFITTE, né en 1917. Professeur d'anglais, il est un romancier classique qui se veut témoin de son temps. |