Pressant le pas, je suis arrivé dans une région où la chaussée déserte était défoncée, où les maisons n'avaient plus que deux ou trois étages, où le chemin était barré par un petit mur derrière lequel, au fond d'une fosse large de vingt mètres, aux parois droites comme celles des douves d'un château, j'ai découvert une eau épaisse, noire et mousseuse, une sueur de tourbe, avec cette odeur que j'avais sentie en aspirant pour la première fois l'air de la ville, sur le quai d'Hamilton Station, mais plus violente et macabre.
Le ciel s'était obscurci; j'avais faim.
Au bruit de mes pas, un homme, assis sur les premières marches d'un des escaliers de fer qui plongent, a retourné vers moi son visage du même noir que l'eau.
"Excusez-moi, monsieur. Pourriez-vous m'indiquer le moyen le plus rapide pour regagner le centre ?
- Pardon ?
Il avait une prononciation pénible, comme dégoûtée; ramassé, tel un bloc de terre couvert d'un manteau, le corps penché en avant, les jambes repliées, les mains tenant les coudes appuyés sur les genoux à la hauteur de mes chevilles, la peau, même celle des lèvres, semblable à du cuir mince depuis longtemps déverni, il levait ses yeux jaunes et bruns vers les miens.
"Pour aller au centre ?
- Qu'est-ce que vous voulez dire par centre ?"
Tous ses mots étaient un peu déformés, comme assombris, mais il les détachait avec une telle lenteur, de sa voix grave et rouillée, que j'avais le temps de les identifier un par un.
"Alexandra Place."
C'était le premier exemple qui m'était venu à l'esprit; j'aurais pu lui dire tout aussi bien : "l'Ancienne Cathédrale", ou " l'Hôtel de Ville " que je ne connaissais ni l'un ni l'autre.
"Alexandra Place, je ne sais pas".

Michel BUTOR, L'Emploi du Temps, 1956.

Michel BUTOR (1926) met en scène dans L'Emploi du temps, un Français parti en stage à Bleston, ville imaginaire du Royaume Uni. Là, le personnage va peu à peu prendre conscience du duel implacable qui l'oppose à la ville elle-même qui va contrecarrer tous ses plans et ses projets.