J'ai arraché ma valise et je me suis mis à marcher sur ce sol nouveau, dans cet air étranger, au milieu des trains immobiles.
L'employé a fermé la grille et s'en est allé.
J'avais faim, mais, dans le grand hall, les mots " bar" "restaurant", s'étalaient au-dessus de rideaux de fer baisés.
Voulant fumer, j'ai fouillé dans la poche de mon veston, mais le paquet de gauloises était vide, et il n'y avait rien d'autre.
Pourtant c'était là que je croyais avoir rangé, quelques instants plus tôt, quelques heures plus tôt, je ne savais déjà plus, la lettre du directeur de Matthews and Sons qui me donnait l'adresse de l'hôtel où ma chambre était réservée.
Je l'avais relue dans le train une dernière fois, il était donc impossible qu'elle fût dans ma valise, puisque je n'avais pas ouvert celle-ci de tout le trajet ; mais après avoir cherché en vain dans mes vêtements, il a fallu que je vérifie, que je glisse ma main entre mes chemises, en vain.

Elle devait être tombée dans le compartiment où je ne pouvais plus retourner à ce moment, mais je n'accordais à cela nulle importance, convaincu que je trouverais facilement un gîte provisoire dans les environs immédiats.
Le chauffeur de taxi, dont j'étais le dernier espoir pour la nuit, m'a demandé où je voulais être mené (ses paroles ne pouvaient avoir d'autre sens), mais les mots qu'il employait, je ne les reconnaissais pas, et ceux par lesquels j'aurais voulu le remercier, je ne parvenais pas à les former dans ma bouche ; c'est un simple murmure que je me suis entendu prononcer.
Il m'a regardé en hochant la tête, et, tandis que je m'éloignais de la gare silencieusement, droit devant moi, j'ai vu sa voiture noire faire le tour de la plate-forme, descendre par la pente bordée de parapets, disparaître par la rue déserte en bas.
Les hauts réverbères éclairaient de lumière orange les enseignes éteintes, les hautes façades sans volets, où toutes les fenêtres étaient obscures, où toutes les vitrines étaient fermées, où rien ne signalait un hôtel.
Je suis arrivé à un endroit où les maisons s'écartaient, et dans l'espace libre, là-bas, j'apercevais des bus à deux étages qui démarraient.
Les rares personnes que je croisais semblaient se hâter comme s'il ne restait plus que quelques instants avant un rigoureux couvre-feu.
Je sais maintenant que la grande rue que j'ai prise à gauche, c'est Brown Street ; je suis, sur le plan que je viens d'acheter à Ann Bailey, tout mon trajet de cette nuit-là ; mais en ces minutes obscures, je n'ai même pas cherché à l'angle les lettres d'un nom, parce que les inscriptions que je désirais lire, c'étaient " Hôtel ", " Pension ", " Bed and Breakfast", ces inscriptions que j'ai vues depuis, repassant de jour devant ces maisons, éclater en émail sur des vitres au premier ou second étage, alors si bien cachées dans l'ombre de cette heure indue.
Je suis retourné vers la place qui s'était vidée entre temps; j'ai traîné dans quelques-unes de ces ruelles sur lesquelles donne l'arrière des immeubles, m'arrêtant tous les dix pas pour poser ma lourde valise et changer de bras ; puis, comme le brouillard devenait pluie, j'ai décidé de remonter à la gare pour y attendre le matin.
Parvenu en haut de la pente, j'ai été surpris par la large de la façade ; certes, je ne l'avais pas regardée avec attention tout à l'heure, mais était--il possible que je fusse passé sous ce portique ? N'y avait-il pas une marquise ? Et cette tour, comment ne l'avais-je pas aperçue ?
Quand je suis entré, j'ai dû me rendre à l'évidence : déjà ce court périple m'avait égaré; j'étais arrivé dans une autre gare, Bleston New Station, tout aussi vide que la première. [...]

Michel BUTOR, L'Emploi du Temps, 1956.

Michel BUTOR (1926) met en scène dans L'Emploi du temps, un Français parti en stage à Bleston, ville imaginaire du Royaume Uni. Là, le personnage va peu à peu prendre conscience du duel implacable qui l'oppose à la ville elle-même qui va contrecarrer tous ses plans et ses projets.