"On a passé en tortue le pont de Garigliano. En tortue toujours cette pente où poussent des arbres malingres, où les pavés secouent, dans un paysage de chantiers et de docks, des entrepôts à n'en plus finir. On remonte au pas vers le périphérique. Aussi loin que porte le regard tout est coincé. Le ciel, sur la droite, au-dessus de l'héliport et de la grisaille d'Issy, organise déjà la mise en scène rouge et noire du couchant. Certains conducteurs ont étalé sur leur volant un journal. La plupart, l'oeil vigilant et triste, rencontrent d'autres regards vigilants et tristes. Les voitures font de petits soubresauts, des hoquets qui les portent de quelques mètres en avant. Une haleine trouble monte du soi, des moteurs, des tuyaux d'échappement, une vibration malpropre de l'air, un flou de gaz ou de mirage. On entend au loin tinter la cloche d'une ambulance. Comme tout à l'heure, au coin de la rue Raffet, il y a pourtant une illusion de calme. Une illusion d'immobilité et de calme, Mais l'informe bête chaude, la chenille, la tentaculaire, la bourdonnante n'est pas immobile. Elle ondule de rue en rue, pantelle(1), rampe vers des songes de soir et de forêt. Elle crispe ses anneaux, contracte son moutonnement interminable. Si l'on pouvait en cet instant prendre de la hauteur, échapper à la vision étroite d'un carrefour, d'une mêlée de carrosseries, aux cris d'une altercation, quand les hommes poussent une tête et un bras hors de la carapace, d'abord on serait peu à peu, imagine-t-on, repris par le silence. On saisirait peu à pou le sens général de la migration, ses courants, ses mésaventures. On verrait où sont les plaies, d'où coulent les humeurs, que fait le sang, où il se précipite, où il reflue, où se forment les caillots. On découvrirait peut-être les raisons, le mystère ? On s'apercevrait que la ville entière en ce moment perd sa substance. C'est un nuage multiforme, la vie de partout dégoutte. On verrait, grises, les ruelles vides et les cours, les trottoirs où sont dessinés le ciel et l'enfer des marelles. On verrait, noires ou multicolores, mais surtout empuanties, trépidantes, les rues qui drainent les premiers saignements et les mènent où ça chauffe, où gronde la ruée de chaque soir, où bat la pouls de la malade, et s'il s'apaisait peut-être la ville mourrait-elle ? Peut-être cette exaspération du coeur, ce tambour funèbre, voilé, est-il pour des millions d'hommes l'ultime preuve qu'ils vivent ? Le silence les laisserait incertains, face à leur âme et désespérés d'en posséder une. Car ils ne le savent plus." [...]


François NOURISSIER, La Crève, 1970.

(1) Avoir la respiration haletante, respirer par secousses. (Littré).

François NOURISSIER (1927) met en scène dans ce roman au titre évocateur un P.D.G. parisien qui, las de sa vie qu'il trouve dénuée de sens, décide de quitter Paris pour la Suisse à bord de sa voiture. Mais la mégalopole ne lâche pas aussi facilement sa proie!