Peut-être que New York n'est plus rien sans son ciel. Tendu aux quatre coins de l'horizon, nu et démesuré, il donne à la ville sa gloire matinale et la grandeur de ses soirs, à l'heure où un couchant enflammé s'abat sur la VIII° Avenue et sur le peuple immense qui roule entre ses devantures, illuminées bien avant la nuit. Il y a aussi certains crépuscules sur le Riverside(1), quand on regarde l'autostrade(2) qui remonte la ville, en contrebas, le long du Hudson(3), devant les eaux rougies par le couchant; et la file ininterrompue des autos au roulement doux et bien huilé laisse soudain monter un chant alterné qui rappelle le bruit des vagues. Je pense à d'autres soirs enfin, doux et rapides à vous serrer le c?cœur, qui empourprent les vastes pelouses de Central Park, à hauteur de Harlem(1) . Des nuées de négrillons s'y renvoient une balle avec une batte de bois, au milieu de cris joyeux, pendant que de vieux Américains, en chemise à carreaux, affalés sur des bancs, sucent avec un reste d'énergie des glaces moulées dans du carton pasteurisé, des écureuils à leurs pieds fouissant la terre à la recherche de friandises inconnues. Dans les arbres du parc, un jazz d'oiseaux salue l'apparition de la première étoile au-dessus de l'Imperial State(4) et des créatures aux longues jambes arpentant les chemins d'herbe dans l'encadrement des grands buildings, offrant au ciel un moment détendu leur visage splendide et leur regard sans amour.

Albert CAMUS, Carnets, 1962.
(1) quartiers de New York.
(2) autoroute.
(3) fleuve bordant New York.
(4) un des plus hauts gratte-ciel de New York

Albert CAMUS (1913-1960) transcrivit dans ses Carnets les impressions de son séjour aux Etats Unis où il séjourna en 1946