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Le
roman d'apprentissage a pour racine l'Allemagne où il porte
le nom de BILDUNGSROMAN.
Le
protagoniste est le plus souvent un jeune homme inexpérimenté,
et le roman est le récit de sa vie ou d'une tranche de
celle-ci. L'œuvre relate alors les diverses étapes (et les péripéties)
de son apprentissage du monde
(en français classique, ce substantif signifie société)
ainsi que les leçons qu'il sera (ou ne sera pas) capable d'en
tirer. L'évolution du héros se fera donc tant sur le plan
physique que sur le plan psychologique et moral.
Le
modèle du Bildungsroman demeure Les Années
d'Apprentissage de Wilhelm Meister écrit par GOETHE entre
1794 et 1796.
La
littérature romanesque française du XIX° siècle va
s'inspirer du Bildungsroman
et nombreux seront les auteurs à écrire des romans
d'apprentissage.
Les
caractéristiques du héros de roman d'apprentissage ( notons
qu'en ce XIX° siècle misogyne, il n'y a guère de place pour
l'apprentissage au féminin ! ) sont les suivantes : c'est un
homme jeune voire un jeune homme (encore que l'âge demeure un
élément secondaire) inexpérimenté,
parfois naïf,
confondant rêve et réalité, qui va se heurter, parfois
douloureusement, aux dures réalités de la société dans
laquelle il vit. Cette réalité, parfois insupportable,
frustrante, peut faire naître en lui le plus profond désenchantement,
un terrible sentiment
d'impuissance. Quelquefois dévirilisé (poncif de la
jeune fille déguisée en garçon, hérité des romans
baroques du XVIII° siècle) le protagoniste va emprunter le
difficile chemin de la connaissance de la vie ; cet
apprentissage, souvent douloureux et malaisé, l'amène à une
confrontation avec une société castratrice, réactionnaire,
n'offrant à sa Jeunesse aucun Idéal.
Incompris,
marginalisé, il se
veut le chantre d'un changement en profondeur de la société
dans laquelle il vit et dont il rejette vigoureusement les
valeurs.
Ainsi
au XIX° siècle, nombreux sont les héros de romans
d'apprentissage qui ont comme père spirituel Napoléon I° :
celui qui était parvenu à faire souffler un idéal de liberté
sur la vieille Europe monarchique ou impériale. A la noblesse
de titres, redevenue seule recevable lors de la Restauration ou de la Monarchie
de Juillet, avait fait place la noblesse de cœur, bien
plus méritoire aux yeux de ces héros, souvent roturiers, à
qui Napoléon offrait (ou aurait offert s'ils n'étaient pas nés
trop tard) un chance de s'élever, par leurs seuls mérites,
dans la hiérarchie sociale.
Le
héros de roman d'apprentissage doit en effet faire ses
preuves. Au départ, il
n'a rien, il n'est rien ! Il occupe le bas de l'échelle
sociale mais rêve de s'élever afin d'atteindre les sommets.
Ses
atouts : l'ambition d'abord
sans quoi il ne pourrait vouloir fournir l'effort pénible de
s'élever; l'audace
et l'opportunisme ensuite, qui lui feront profiter de la moindre
occasion de réussir (et très vite, il se rendra compte que,
pour ce faire, les femmes sont l'instrument idéal) ; le cynisme
enfin, qui ne le fera pas trop regardant sur les méthodes à
employer pour parvenir à ses fins.
Et
Paris dans tout
cela direz-vous ? Eh! bien, il est ce à quoi aspire tout héros
de roman d'apprentissage, jeune provincial qui ne rêve que de
"monter à Paris". La capitale est un microcosme où
peut seul se réaliser son rêve de réussite sur le plan
social.
Mais
gare aux faibles ! Dans la Capitale, seuls les forts vaincront
; les autres seront impitoyablement broyés. Tant pis pour les
idéalistes ! Paris se chargera de les dessiller et plutôt
brutalement !
C'est
dire que l'itinéraire
obligé du héros de roman d'apprentissage l'amènera de la
province à Paris. Là de nombreuses embûches l'attendent
et s'il n'a pas de "mentor" pour le guider, lui
indiquer les rouages secrets de la société, il aura fort peu
de chances de réussir dans son entreprise. Car celle-ci est
hostile et impitoyable et c'est à un véritable duel avec
Paris, devenu non pas simple toile de fond mais force
agissante, qu'il devra se livrer.
Vous
trouverez ci-après un choix de passages de romanciers du XIX°
siècle qui vous montreront les différentes facettes du héros
de roman d'apprentissage à Paris.
Vrai
héros (celui qui réussit ?) faux héros (celui qui échoue
?), la palette est large.
·
Des héros qui peinent.
Nouvel
arrivant à Paris, le héros de roman d'apprentissage, même
s'il est un "jeune loup" aux dents longues, a
l'estomac vide. Tous ses appétits férocement aiguisés, il
souffre, le
ventre et la bourse désespérément vides.
v
Le
protagoniste de Bel Ami, Georges Duroy, débarque à
Paris et se trouve sans le sou.
Quand la caissière lui eut rendu la monnaie de sa pièce de cent sous, Georges Duroy
sortit du restaurant.
Comme il portait beau,
par nature et par pose d'ancien sous-officier, il cambra sa
taille, frisa sa moustache d'un geste militaire et familier,
et jeta sur les dîneurs attardés un regard rapide et
circulaire, un de ces regards de joli garçon, qui s'étendent
comme des coups d'épervier.
Les femmes avaient levé
la tête vers lui, trois petites ouvrières, une maîtresse de
musique entre deux âges, mal peignée, négligée, coiffée
d'un chapeau toujours poussiéreux et vêtue d'une robe
toujours de travers, et deux bourgeoises avec leurs maris,
habituées de cette gargote à prix fixe.
Lorsqu'il fut
sur le trottoir, il demeura un instant immobile, se
demandant ce qu'il allait faire. On était au 28 juin, et il
lui restait juste
en poche trois francs quarante pour finir le mois. Gela représentait
deux dîners sans déjeuners, ou deux déjeuners sans dîners,
au choix. Il réfléchit que les repas du matin étant de
vingt-deux sous, au lieu de trente que coûtaient ceux du
soir, il lui resterait, en se contentant des déjeuners, un
franc vingt centimes de boni, ce qui représentait encore deux
collations au pain et au saucisson, plus deux bocks sur le
boulevard. C'était là sa grande dépense et son grand
plaisir des nuits ; et il se mit à descendre la rue
Notre-Dame de Lorette. […]
Guy de MAUPASSANT, Bel Ami, 1885.
v
Même
déconvenue pour le héros du roman de BALZAC intitulé Les
Illusions Perdues. Un jeune provincial, poète, nommé
Lucien Chardon, quitte Angoulême pour se rendre à Paris avec
son amante Mme de Bargeton. Il fera le difficile apprentissage
de la vie parisienne, mesurant amèrement le précipice entre
la province et Paris.
Pendant sa première promenade vagabonde à travers les boulevards et
la rue de la Paix, Lucien, comme tous les nouveaux venus,
s'occupa beaucoup plus des choses que des personnes. A Paris,
les masses s'emparent tout d'abord de l'attention : le luxe
des boutiques, la hauteur des maisons, l'affluence des
voitures, les constantes oppositions que présentent un extrême
luxe et une extrême misère saisissent avant tout. Surpris de
cette foule à laquelle il était étranger, cet homme
d'imagination éprouva comme une immense diminution de lui-même.
Les personnes qui jouissent en province d'une considération
quelconque, et qui y rencontrent à chaque pas une preuve de
leur importance, ne s'accoutument point à cette perte totale
et subite de leur valeur. Etre quelque chose dans son pays et
n'être rien à Paris, sont deux états qui veulent des
transitions ; et ceux qui passent trop brusquement de l'un à
l'autre, tombent dans une espèce d'anéantissement. Pour un
jeune poète qui trouvait un écho à tous ses sentiments, un
confident pour toutes ses idées, une âme pour partager ses
moindres sensations, Paris allait être un affreux désert
[…]
Honoré
de BALZAC, Les Illusions Perdues, 1839.
v
Dernier
exemple d'un personnage qui souffre à Paris et ne présente
vraiment aucun atout pour y faire sa place, c'est Daniel
Eyssette, le protagoniste du roman d'Alphonse DAUDET intitulé
Le Petit Chose. Dans ce roman,Daniel (surnommé le petit
Chose) suit le trajet obligé de tout héros qui rêve de
réussir et qui ne peut y parvenir qu'en "montant à
Paris".
Le
personnage se sent bien désarmé dans ce microcosme où seuls
peuvent espérer réussir les forts (comme Bel
Ami de Maupassant). Voici
le récit de son arrivée dans la capitale.
Dans la nuit du second jour, vers trois heures du
matin, je fus réveillé en sursaut, le train venait de s'arrêter:
tout le wagon était en émoi.
J'entendis l'infirmier dire à sa femme :
"Nous y sommes.
-
Où donc ? demandai-je en me frottant les yeux
-
A Paris, parbleu !"
Je
me précipitai vers la portière. Pas de maisons. Rien qu'une
campagne pelée, quelques becs de gaz, et çà et là de gros
tas de charbon de terre; puis là-bas, dans le loin, une
grande lumière rouge et un roulement confus pareil au bruit
de la mer. De portière en portière, un homme allait, avec
une petite lanterne, en criant : "Paris! Paris ! Vos
billets !" Malgré moi, je rentrai la tête par un
mouvement de terreur. C'était Paris.
Ah! Grande ville féroce, comme le petit Chose avait
raison d'avoir peur de toi !
Cinq minutes après, nous entrions dans la gare. […]
J'ai
essayé bien souvent, depuis, de me rappeler l'impression
exacte que me fit Paris cette nuit-là : mais les choses,
comme les hommes, prennent, la première fois que nous les
voyons, une physionomie toute particulière, qu'ensuite nous
ne leur trouvons plus. Le Paris de mon arrivée, je n'ai
jamais pu me le reconstruire. C'est comme une ville brumeuse
que j'aurais traversée tout enfant, il y a des années, et où
je ne serais plus retourné depuis lors.
Je me souviens d'un pont de bois sur une rivière toute noire, puis d'un
grand quai désert et d'un immense jardin au long de ce quai.
Nous nous arrêtâmes un moment devant ce jardin. A travers
les grilles qui le bordaient, on voyait confusément des
huttes, des pelouses, des flaques d'eau, des arbres luisants
de givre.
"C'est le jardin des Plantes, me dit Jacques. Il y
a là une quantité
considérable d'ours blancs, de singes, de boas,
d'hippopotames…"
En effet, cela sentait le fauve, et, par moments, un
cri aigu, un rauque rugissement sortaient de cette ombre.
Moi, serré contre mon frère, je regardais de tous mes
yeux à travers les grilles, et, mêlant dans un même
sentiment de terreur ce Paris inconnu, où j'arrivais de nuit,
et ce jardin mystérieux, il me semblait que je venais de débarquer
dans une grande caverne noire, pleine de bêtes féroces qui
allaient se ruer sur moi. Heureusement que je n'étais pas
seul : j'avais Jacques pour me défendre… […]
Alphonse DAUDET, Histoire d'un enfant,
1868.
·
Des héros qui réussissent.
Paris
est le lieu rêvé pour les jeunes hommes pleins d'ambition
qui auront su trouver, dans les méandres de la Capitale, le
chemin qui mène au succès. Ce chemin est ardu, semé d'embûches.
Rares seront les élus.
v
Le héros de Maupassant,
Georges Duroy, aura su s'imposer dans cette fosse aux lions
qu'est Paris. Grâce aux femmes, il sera parvenu à se faire
un nom dans le monde du journalisme, obligeant son patron à
lui céder la main de sa fille qu'il a enlevée. Le roturier
Georges Duroy se
fera appeler Georges Du Roy de Cantel. Noblesse oblige !
Lorsque l'office fut terminé, il se redressa,
et, donnant le bras à sa femme, il passa dans la sacristie.
Alors commença l'interminable défilé des assistants.
Georges, affolé de joie, se croyait un roi qu'un peuple
venait acclamer. Il serrait des mains, balbutiait des mots qui
ne signifiaient rien, saluait, répondait aux compliments :
" Vous êtes bien aimable."
Soudain il aperçut Mme de Marelle ; et le souvenir de
tous les baisers qu'il lui avait donnés, qu'elle lui avait
rendus, le souvenir de toutes leurs caresses, de ses
gentillesses, du son de sa voix, du goût de ses lèvres, lui
fit passer dans le sang le désir brusque de la reprendre.
Elle était jolie, élégante, avec son air gamin et ses yeux
vifs. Georges pensait :
« Quelle charmante maîtresse, tout de même. »
Elle s'approcha, un peu timide, un peu inquiète, et
lui tendit la main. Il la reçut dans la sienne et la garda.
Alors il sentit l'appel discret de ces doigts de femme, la
douce pression qui pardonne et reprend. Et lui‑même il
la serrait cette petite main, comme pour dire : « Je t'aime
toujours, je suis à toi ! »
Leurs yeux se rencontrèrent, souriants, brillants,
pleins d'amour. Elle murmura
de sa voix gracieuse : - A bientôt, monsieur.
Il répondit gaiement : A bientôt, madame.
Et elle s'éloigna.
D'autres personnes se poussaient. La foule coulait devant lui comme un
fleuve. Enfin elle s'éclaircit. Les derniers assistants
partirent.
Georges reprit le bras de Suzanne pour retraverser l'église.
Elle était pleine de monde, car chacun avait regagné sa place, afin de
les voir passer ensemble. Il allait lentement, d'un pas calme,
la tête haute, les yeux fixés sur la grande baie ensoleillée
de la porte. Il sentait sur sa peau courir de légers
frissons, ces frissons froids que donnent les immenses
bonheurs. Il ne voyait personne. Il ne pensait qu'à lui.
Lorsqu'il parvint sur le seuil, il aperçut la foule amassée, une foule
noire, bruissante, venue là pour lui, pour lui Georges Du
Roy. Le peuple de Paris le contemplait et l'enviait.
Puis, relevant les yeux, il découvrit là-bas, derrière la place de la
Concorde, la Chambre des députés. Et il lui sembla qu'il
allait faire un bond du portique de la Madeleine au portique
du Palais-Bourbon.
Guy
de MAUPASSANT, Bel Ami, 1885.
v
Pour
réussir à Paris, il faut être initié aux secrets arcanes
de ce microcosme qu'est la capitale. On ne peut en effet y réussir
que si l'on connaît les dessous de la ville. Et pour ce
faire, un mentor est indispensable. C'est le rôle que jouera
l'inquiétant Vautrin auprès de Rastignac dans
Le Père Goriot.
Voilà
le carrefour de la vie, jeune homme, choisissez. Vous avez déjà
choisi : vous êtes allé chez notre cousine de Beauséant, et
vous y avez flairé le luxe. Vous êtes allé chez Madame de
Restaud, la fille du père Goriot, et vous y avez flairé la
Parisienne. Ce jour-là vous êtes revenu avec un mot écrit
sur votre front, et que j'ai bien su lire : Parvenir !
Parvenir à tout prix. Bravo ! ai‑je dit, voilà un
gaillard qui me va. Il vous a fallu de l'argent. Où en
prendre ? Vous avez saigné vos sœurs. Tous les frères
flouent plus ou moins leurs sœurs. Vos quinze cents francs
arrachés, Dieu sait comme ! Dans un pays où l'on trouve plus
de châtaignes que de pièces de cent sous, vont filer comme
des soldats à la maraude. Après, que ferez-vous ? Vous
travaillerez ? Le travail, comme vous le comprenez en ce
moment, donne, dans les vieux jours, un appartement chez maman
Vauquer, à des gars de la force de Poiret. Une rapide fortune
est le problème que se proposent de résoudre en ce moment
cinquante mille jeunes gens qui se trouvent dans votre
position. Vous êtes une unité de ce nombre là. Jugez des
efforts que vous avez à faire et de l'acharnement du combat.
Il faut vous manger les uns les autres comme des araignées
dans un pot, attendu qu'il n'y a pas cinquante mille bonnes
places. Savez-vous comment on fait son chemin par ici ? par l'éclat
du génie ou par l'adresse de la corruption. Il faut entrer
dans cette masse d'hommes comme un boulet de canon, ou s'y
glisser comme une peste. L'honnêteté ne sert à rien. L'on
plie sous le pouvoir du génie, on le hait, on tâche de le
calomnier, parce qu'il prend sans partager ; mais on plie s'il
persiste ; en un mot, on l'adore à genoux quand on n'a pas pu
l'enterrer sous la boue. La corruption
est en force, le talent est rare. […]
Honoré de BALZAC, Le Père Goriot, 1834.
v
C'est
dans un autre roman de la Comédie
humaine intitulé Splendeur et Misère des Courtisanes
que nous retrouvons Lucien de Rubempré ; celui-ci est, comme
Eugène de Rastignac, le protégé du forçat Vautrin alias
l'abbé Carlos Herrera. Il semble bien que tout soit réuni
pour son complet succès : un mentor, les femmes, et surtout
la connaissance de la société comme lieu du theatrum
mundi où il convient de s'avancer masqué et de jouer son
rôle à la perfection.
Il
y avait trop d'avenir et trop de supériorité vraies chez
Lucien pour que les jeunes gens, que son retour à Paris et sa
fortune inexplicable offusquaient ou froissaient, ne fussent
pas enchantés de lui jouer un mauvais tour. Lucien, qui se
savait beaucoup d'ennemis, n'ignorait pas ces mauvaises
dispositions chez ses amis. Aussi l'abbé(1) mettait-il
admirablement son fils adoptif en garde contre les traîtrises
du monde(2) contre
les imprudences si fatales à la jeunesse. Lucien devait
raconter et racontait tous les soirs à l'abbé les plus
petits événements de la journée. Grâce aux conseil de ce
mentor, il déjouait la curiosité la plus habile, celle du
monde. Gardé par un sérieux Anglais, fortifié par les
redoutes qu'élève la circonspection des diplomates, il ne
laissait à personne le droit ou l'occasion de jeter l'œil
sur ses affaires. Sa jeune et belle figure avait fini par être,
dans le monde, impassible comme une figure de princesse en cérémonie.
Vers le milieu de l'année 1829, il fut question de son
mariage avec la fille aînée de la duchesse de Grandlieu, qui
n'avait alors pas moins de quatre filles à établir. Personne
ne mettait en doute que le roi ne fît, à propos de cette
alliance, la faveur de rendre à Lucien le titre de marquis.
Ce mariage allait décider de la fortune politique de Lucien,
qui probablement serait nommé ministre auprès d'une cour
d'Allemagne. Depuis trois ans surtout, la vie de Lucien avait
été d'une sagesse inattaquable : aussi de Marsay avait-il
dit de lui ce mot singulier : - Ce garçon doit avoir derrière
lui quelqu'un de bien fort ! Lucien était ainsi devenu
presque un personnage. […]
Honoré de BALZAC, Splendeurs
et Misères des Courtisanes, 1844.
(1)
Il s'agit de Vautrin qui joue le rôle d'un prélat,
Carlos Herrera, envoyé
du roi d'Espagne à Paris.
(2)
Dans son sens classique : société.
·
Une parodie de roman
d'apprentissage : L'Education sentimentale de
Gustave Flaubert.
v
En
rédigeant son roman, FLAUBERT a su mettre en lumière les
topoï du roman d'apprentissage et s'en amuse. Son
protagoniste, Frédéric MOREAU, archétype du personnage
romantique, fait le chemin à l'envers qui le mène de Paris
en province. Ce parcours inversé qui nous est relaté dès
l'incipit du roman, préfigure le "ratage" de sa
vie.
Le 15
septembre 1840 vers six heures du matin, la Ville
de
Montereau, près
de partir, fumait à gros tourbillons devant le quai Saint-Bernard.
Des
gens arrivaient hors d'haleine ; des barriques, des câbles,
des corbeilles de linge gênaient la circulation ; les
matelots ne répondaient à personne ; on se heurtait ; les
colis montaient entre les deux tambours, et le tapage :
s'absorbait dans le bruissement de la vapeur, qui, s'échappant
par des plaques de tôle, enveloppait tout d'une nuée blanchâtre,
tandis que la cloche, en avant, tintait sans discontinuer.
Enfin
le navire partit ; et les deux berges, peuplées de magasins,
de chantiers et d'usines, filèrent comme deux larges rubans
que l'on déroule.
Un
jeune homme de dix‑huit ans, à longs cheveux et qui
tenait un album sous son bras, restait auprès du gouvernail,
immobile. A travers le brouillard, il contemplait des
clochers, vies édifices dont il ne savait pas les noms ; puis
il embrassa, dans un dernier coup d'œil, l'île Saint-Louis,
la Cité, Notre-Dame ; et bientôt, Paris disparaissant, il
poussa un grand soupir.
M. Frédéric
Moreau, nouvellement reçu bachelier, s'en retournait à
Nogent-sur-Seine, où il devait languir pendant deux mois,
avant d'aller faire son droit. Sa mère, avec la somme indispensable, l'avait
envoyé au Havre voir un oncle, dont elle espérait, pour lui,
l'héritage ; il en était revenu la veille seulement ; et il
se dédommageait de ne pouvoir séjourner dans la capitale, en
regagnant sa province par la route la plus longue.
Le
tumulte s'apaisait ; tous avaient pris leur place ; quelques-uns,
debout, se chauffaient
autour
de la machine, et la cheminée crachait avec un râle lent et
rythmique son panache de fumée noire ; des gouttelettes de
rosée coulaient sur les cuivres ; le pont tremblait sous une
petite vibration intérieure, et les deux roues, tournant
rapidement, battaient l'eau.
La rivière était bordée par des grèves de sable. On
rencontrait des trains de bois qui se mettaient à onduler
sous le remous des vagues, ou bien, dans un
bateau sans voiles, un homme assis pêchait ; puis les brumes
errantes se fondirent, le soleil parut, la colline qui suivait
à droite le cours de la Seine
peu
à peu s'abaissa, et il en surgit une autre, plus proche, sur
la rive opposée.
Des arbres la couronnaient parmi des maisons basses couvertes
de toits à l'italienne. Elles avaient des jardins en pente
que divisaient des murs neufs, des grilles de fer, des gazons,
des serres chaudes, et des vases de géraniums, espacés régulièrement
sur des terrasses où l'on pouvait s'accouder. Plus d'un, en
apercevant ces coquettes résidences, si tranquilles,
enviait d'en être le propriétaire, pour vivre là jusqu'à
la fin de ses jours, avec un bon billard, une chaloupe, une
femme ou quelque autre rêve.
Le plaisir tout nouveau d'une excursion maritime facilitait
les épanchements. Déjà les farceurs commençaient leurs
plaisanteries. Beaucoup chantaient. On était gai. I1 se
versait des petits verres.
Frédéric pensait à la chambre qu'il occuperait là-bas, au
plan d'un drame, à des sujets de tableaux, à des passions
futures. Il trouvait que le bonheur mérité par l'excellence de son âme tardait à venir. Il se déclama des vers mélancoliques
; […]
Gustave
FLAUBERT, L'Education sentimentale, 1869.
· L'anti-roman
d'apprentissage.
Huysmans A rebours.
v
Des
Esseintes, le protagoniste d'A Rebours, est un
personnage qui, loin de se plaire à Paris, trouve la Capitale
répugnante. Figure du décadentisme, il cherche opiniâtrement
à fuir Paris et se crée une tour d'ivoire.
Pendant les derniers mois de son séjour à
Paris, alors que, revenu de tout, abattu par
l'hypocondrie(1),
écrasé par le spleen, il était arrivé à une telle
sensibilité de nerfs que la vue d'un objet ou d'un être déplaisant
se gravait profondément dans sa cervelle, et qu'il fallait
plusieurs jours pour en effacer même légèrement
l'empreinte, la figure humaine frôlée, dans la rue, avait été
l'un de ses plus lancinants supplices.
Positivement,
il souffrait de la vue de certaines physionomies, considérait
presque comme des insultes les mines paternes(2) ou
rêches de quelques visages, se sentait des envies de
souffleter ce monsieur qui flânait, en fermant les paupières
d'un air docte(3), cet autre qui se balançait, en
se souriant devant les glaces ; cet autre enfin qui paraissait
agiter un monde de pensées, tout en dévorant, les sourcils
contractés, les tartines et les faits divers d'un journal.
Il
flairait une sottise si invétérée(4), une telle
exécration(5) pour ses idées à lui, un tel mépris
pour
la littérature, pour l'art, pour tout ce qu'il adorait,
implantés, ancrés dans ces étroits
cerveaux de négociants, exclusivement préoccupés de
filouteries et d'argent et seulement accessibles à cette
basse distraction des esprits médiocres, la politique, qu'il
rentrait en rage chez lui et se verrouillait avec ses livres.
Enfin,
il haïssait, de toutes ses forces, les générations
nouvelles, ces couches d'affreux
rustres(6)
qui éprouvent le besoin de parler et de rire haut dans les
restaurants et les cafés, qui vous bousculent, sans demander
pardon, sur les trottoirs, qui vous jettent, sans même
s'excuser, sans même saluer, les roues d'une voiture
d'enfant, entre les jambes.
Joris Karl HUYSMANS, A Rebours, 1884.
(1)
Tendance
maladive à se préoccuper de sa santé et de maladies,
souvent imaginaires.
(2)
paternelles.
(3)
savant.
(4)
contractée de
puis très longtemps.
(5)
haine
(6)
grossiers, sans
éducation.
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